'technically, all tattoos are temporary, even permanent ones.' w/ elle

La première fois qu’il a commencé à réfléchir à un tatouage, Harper se sentait presque nerveux, pas sûr de lui, ce qui était plutôt étonnant, quand on y pense. C’est un musicien, il monte sur scène devant des dizaines de milliers de personnes, c’est son quotidien, mais un petit tatouage lui faisait peur, à l’époque. Etrange, comme le cerveau humain peut être illogique. La première fois, il avait simplement eu peur de l’inconnu, c’était comme se jeter dans le vide. Il ne savait pas trop ce qui l’attendait, s’il allait souffrir, s’il regretterait. Et puis, passée la peur est venue l’obsession. Voilà où il est en, Harper. Obsédé par l’idée de recommencer.

Depuis quelques temps, il s’arrête tous les jours sur une page instagram d’une tatoueuse dont il apprécie beaucoup le travail. Les traits sont fins, les lignes sont droites, tout est millimétré. Un vrai travail d’orfèvre, qui l’impressionne beaucoup et le fascine. D’habitude, Harper fonctionne beaucoup sur des coups de sang, des coups de tête, il ne juge ses actions qu’une fois qu’elles sont passées.. et pourtant, cette fois, il réfléchit beaucoup, à nouveau comme la première fois. Pourtant, un soir, il envoie un mail, puis deux et trois au fur et à mesure que l’artiste lui répond. Et le rendez-vous est pris. Un mois plus tard, puisque son emploi du temps actuel ne permet pas à Harper d’être présent dans le sud du pays. Il lui tarde, il y pense régulièrement. Dans l’intervalle, cela lui permet d’y réfléchir encore plus, de peaufiner les détails qu’il souhaite évoquer à la tatoueuse en question.

Puis, vient le jour-J. Il est à Donwell depuis deux jours, en repos bien mérité après toute une série de concerts dans le nord du pays. Une fois n’est pas coutume, il se sent plutôt bien, et il n’a pas eu besoin de sortir tous les soirs pour aller mieux, comme d’habitude. Au fond, il aime bien se sentir mieux… mais il sait qu’il a besoin de toute sa noirceur, toute sa lassitude et de son humeur relativement morose pour continuer à être productif. Et il ne sait pas encore combien de temps tout cela va pouvoir durer. En attendant, il profite d’un bon jour. Le salon se nomme ‘Heaven and Hell’, et il sourit en voyant la devanture. Un salon de tatouage à Donwell, ça ne doit pas plaire à tout le monde, vu certains coincés du derrière du coin. Rien que pour la provoc, il trouve ça vraiment cool. Il entre, un carillon résonne. Et derrière le comptoir, une jeune femme, bien plus jeune que lui. « Salut ! » lance-t-il en jetant un coup d’oeil autour de lui. Il est seul, il faut dire que vu la population de Donwell, ça ne doit pas être l’enseigne la plus populaire du centre-ville. « J’suis Harper, je viens pour… » Il s’interrompt, en se rendant compte de l’ineptie qu’il va prononcer. « … le tatouage. » Oui, pas pour prendre une bière, c’est évident. S’il était du genre à rougir, il serait déjà pivoine. Heureusement pour lui, ce n’est jamais le cas. Il avance vers le comptoir en plongeant ses mains dans ses poches. « On a discuté par mail. J’ai rendez-vous à quinze heures. »

Lorsqu'on pénétrait le monde du tatouage en temps que jeune tattoo artist, on comprenait très vite que ce n'était pas en intégrant le seul salon au coin de la rue marchande d'une petite ville qu'on arriverait à se faire un nom. Bien sûr, Heaven and Hell avait l'avantage d'être le seul tattoo shop sur une vingtaine de kilomètres à la ronde et convenait très bien aux clients qui recherchaient un salon au travail propre, proche de chez eux, sans se poser davantage de questions. Mais Elle, qui avait hérité du gêne de l'ambition, comptait bien se faire un nom sur la scène du tatouage anglophone.

Pour ce faire, il n'y avait pas trente-six solutions, il fallait être vu et sans cesse montrer ce qu'on avait dans le ventre. Elle savait très bien que les tatoueurs les plus talentueux attiraient des clients qui étaient prêts à faire plusieurs centaines de kilomètres pour un rendez-vous qu'ils avaient reservé jusqu'à un an à l'avance, elle-même était fière de s'être déjà faite tatouer par une poignée de ces pointures. Certains se démarquaient par une patte artistique unique, d'autres se spécialisaient et perfectionnaient un style graphique précis, et bien sûr c'étaient la précision et la finesse des traits qui permettaient de reconnaître un bon tatoueur.

Elle n'était pas bien sûre d'avoir trouvé sa patte personnelle, elle en était encore à expérimenter plusieurs genres de dessins - les plus beaux étant systématiquement postés et proposés en temps que flash sur sa page Instagram - mais elle pouvait déjà se vanter d'avoir le tracé fin et un encrage précis malgré sa jeunesse dans le métier.

Elle n'avait pas encore énormément été contactée via sa page Instagram, mais elle était satisfaite de constater que cela arrivait de plus en plus souvent, peut-être une ou deux fois par mois à présent. L'avantage, c'est que ça lui donnait accès à une clientèle un peu plus sélective, et qui avait tendance à lui proposer des projets de tatouages beaucoup plus originaux, et beaucoup plus dans le genre de ce qu'elle aimait faire personnellement. Cet après-midi, elle avait justement rendez-vous avec un type rencontré via Instagram, son deuxième client de la journée. Un certain Harper Madden - nom qui lui semblait vaguement parlant sans qu'elle ne sache trop pourquoi -.

L'homme venait tout juste de passer la porte de la boutique, brun, les yeux doux, l'apparence soignée d'un trentenaire assuré même s'il ne semblait pas bien à son aise dans cette situation précise ; c'était son quotidien de voir arriver des clients légèrement anxieux à cause de l'acte auquel ils avaient décidés de se soumettre, et l'un de ses premiers objectifs allait être de s'assurer de le mettre en confiance. A peine avait-il passé la porte qu'elle lui avait lancé un tonitruant "Salut !" accompagné d'un sourire chaleureux.

"Enchantée de faire ta connaissance Harper, moi c'est Elle." Elle fit une pause avant de reprendre. "Si tu veux bien me suivre à l'arrière de la boutique, on va pouvoir s'installer plus confortablement pour discuter de ton tatouage. J'ai préparé un modèle de base par rapport à ce dont on a discuté par mail et on va pouvoir le peaufiner, regarder ce que ça donnerait sur ton corps et s'assurer que les dimensions te conviennent."

Elle lui fit signe de le suivre dans l'une des deux salles de tatouages de la boutique. Dans la pièce vivement éclairée se trouvaient d'abord des fauteuils autour d'une table et un grand miroir en pied. Au fond, il y avait un grand fauteuil pliable à côté duquel une chaise était installée, et divers matériels de tatouage étaient entreposés sur des étagères ; dermographes, aiguilles de toutes dimensions, encres, matériel de stérilisation, produits de désinfection, cellophane,...

"N'hésite pas à accrocher tes affaires sur le porte-manteau et à t'asseoir où tu le souhaites ! Est-ce que je peux te servir quelque chose à boire ? Un thé, un café, un chocolat chaud peut-être ?"

Le musicien est à peine entré dans le salon qu’il se sent déjà un peu plus à l’aise. Il faut dire qu’Elle, la tatoueuse qu’il a trouvée sur instagram et dont le travail lui a beaucoup plu, a l’air d’avoir l’art d’accueillir les gens. Son grand sourire en dit long. Elle se présente, et Harper acquiesce en souriant à son tour. Puis, elle lui intime l’ordre de le suivre vers le fond de la pièce, où les choses sérieuses vont pouvoir commencer. En entrant dans ce nouvel endroit, Harper observe longuement la pièce, les murs couverts de flash, déjà tatoués ou non, de croquis, de dessins, les étagères remplies de tout le matériel nécessaire pour pouvoir encrer la peau des gens. Enfin, des fauteuils, une table… tout ce qu’il faut pour se mettre à l’aise. Suivant les instructions de Elle, le brun dépose sa veste sur le porte-manteau qui siège non loin et s’installe sur l’un des fauteuils juste à côté, en continuant de tout observer autour de lui. « Un thé ce sera parfait, merci ! » répond Harper quand Elle lui propose à boire. Il la regarde s’activer autour de la bouilloire pendant quelques instants. « C’est un superbe salon, tu l’as bien aménagé. » Il se sent un peu con, à dire des phrases aussi bateaux, mais bon, il faut bien commencer quelque part. Harper attend qu’Elle revienne vers lui avec leurs boissons, afin qu’ils puissent discuter du tatouage du jour. Il lui fait entièrement confiance quant à ce qu’elle prévoit pour ce tatouage. C’est elle la professionnelle, pas lui. Autant il a voulu décider du motif, mais pour le reste, les dimensions, la disposition sur sa peau, il n’est pas très doué pour en choisir les détails. « J’avoue que j’ai hâte de voir ce que ça va donner une fois fini… Je crois que je développe une addiction, j’attendais de me refaire tatouer comme si c’était impératif ! » Il a ressenti tout ça comme si c’était un besoin, comme s’il ne pouvait attendre encore des mois ou des années avant de recommencer. Mais apparemment, c’est quelque chose de commun chez les personnes tatouées, cette envie d’y retourner. En attendant que l’aiguille ne commence à inscrire le dessin dans sa peau, il peut se prêter à n’importe quel besoin de vérification de détails, pourvu que tout soit parfait à la fin.

Harper lui ayant répondu qu'il souhaitait boire du thé, Elle mit de l'eau à chauffer avant de placer sur la table la pochette dans laquelle étaient rangés ses dessins qui correspondaient à des projets clients. Elle vit du coin de l'œil son client observer la pièce avec curiosité, puis il la complimenta sur la décoration du salon.

"C'est vrai, ça te plaît ? Je n'y suis pour rien à vrai dire, tout le mérite revient à mon patron !" répondit-elle avec un léger rire. En effet, après son stage à Brighton, la jeune femme avait envoyé sa candidature à tous les salons des alentours à la recherche d'un shop qui serait prêt à accueillir une jeune tatoueuse au sein de son staff. Le patron d'Heaven and Hell s'était montré interessé par sa candidature, trouvant que son travail était prometteur, et le poste convenait très bien aux attentes d'Elle qui avait passé toute son enfance à Donwell. C'est donc comme ça qu'elle s'était retrouvée ici. Ce n'était pas le shop de ses rêves, puisqu'elle aspirait à travailler à son compte, mais c'était effectivement un salon accueillant, avec une clientèle sympathique et une bonne réputation. "On est trois tatoueurs ici. Les deux autres sont en session, c'est pour ça que tu ne les as pas croisés. Mais ma collègue ne devrait pas tarder à terminer, elle doit prendre ma place à l'accueil, tu la croiseras peut-être en sortant... enfin à part si tu décides de t'enfuir tout de suite, tu as encore le temps." plaisanta-t-elle.

Pendant qu'Harper lui parlait de son excitation à l'idée de se refaire tatouer, Elle versa de l'eau bouillante dans une tasse et la plaça devant lui, accompagnée d'une boîte à thé qui contenait des sachets de différents parfums.

"Je comprends totalement. Ca commence par un, et puis deux, et après on finit comme moi" dit-elle en riant. "Tu en as combien ?" demanda-t-elle avant de s'asseoir et de saisir la pochette qu'elle avait posé sur la table deux minutes auparavant.

Spoiler:

Harper écoute attentivement ce qu’Elle lui raconte. Ainsi, il y a deux autres tatoueurs dans ce salon. Le musicien n’aurait jamais imaginé ça, et ça le satisfait d’autant plus de se dire qu’il y a trois tatoueurs dans un aussi petit village. C’est son côté rebelle de la société qui veut ça, probablement, ça se calmera peut-être quand il sera vieux. Il sourit quand Elle émet l’idée qu’il puisse vouloir s’enfuir, et il secoue la tête avec véhémence. Maintenant qu’il est enfin là, il ne va sûrement pas prendre ses jambes à son cou, il a déjà trop longtemps attendu. Elle enchaîne sur ce qu’il vient d’expliquer, ce que tout le monde explique : cette addiction que l’on ressent, dès qu’une aiguille transperce la peau de quelqu’un. Il en faut plus, toujours plus, finalement, le tatouage c’est comme une drogue. « Je n’en ai qu’un pour l’instant, répond-t-il en choisissant un thé à la menthe dans la boîte, avant de le retirer du sachet pour le tremper dans la tasse fumante devant lui. Je l’ai fait il y a peut-être deux ans et demi, trois ans… Je me souviens plus exactement. » Il en a laissé passer du temps, Harper, et il regrette. Il aurait dû recommencer bien avant, mais sa vie a été bien chargée depuis, et il n’a pas trouvé le bon artiste non plus. Jusqu’à ce qu’il tombe sur Elle, dont il a beaucoup apprécié les croquis, les flashs, les résultats finaux sur la peau des autres. La coïncidence que son salon soit à Donwell est trop belle. « Je suis vraiment content que tu aies adhéré à mon idée. C’est peut-être idiot, mais j’ai toujours voulu ce genre de tatouage, cette forme de tête de loup très triangulaire. C’est à la mode, certes, mais je me suis toujours représenté ce dessin depuis tout petit. » En fait, ça lui rappelle son père, mais il va bien se garder de le dire. Il ne s’imagine pas raconter sa vie à une inconnue, même s’il est amené à passer du temps avec elle. Pas ce pan de sa vie en tout cas, parce qu’il sait d’avance qu’il va devoir raconter ce qu’il fait dans la vie. A moins qu’Elle ne soit vraiment pas intéressée par ce genre de choses et qu’elle se contente de la discussion que lui proposent ses clients. « Pour le coup, j’avoue que j’hésite juste un peu sur l’emplacement exact, je me disais que je l’aimerais sur le haut du bras, en dessous de l’épaule. Mais j’attendais de te voir pour savoir ce que tu en pensais, savoir s’il bougera bien sur le bras ou non, toutes ces choses là que tu sais bien mieux que moi ! » Le brun rit un peu, légèrement gêné, il n’est pas habitué à parler d’un sujet qu’il ne maîtrise pas si bien que ça. Il prend une gorgée de son thé qui a un peu refroidi avant de hausser les épaules. « Si tu as une meilleure idée d’emplacement, n’hésite pas, franchement ! » Il est vraiment novice dans ce domaine, et il sait qu’il ne doit pas se buter sur ses idées à lui mais écouter celles des autres, parfois.